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La publicité détourne l’art
On parle de détournement chaque fois que la publicité utilise un produit artistique pour promouvoir un service, une idée ou un bien de consommation courante.
LA LITTERATURE
Badoit a mis en scène les fables de la Fontaine dans sa campagne « peut-on envisager un repas sans Badoit ? » Y passe La cigale et la fourmi, Le corbeau et le renard, La grenouille et le bœuf, Le lièvre et la tortue (entre 1998 et 2002, la saga animalière rythmera la communication de ce produit).
Chanel n°5 ne fera pas moins dans les années 1990 avec la mise en scène du petit chaperon rouge dans un classique du genre.
LA SCULPTURE
Les sculptures et autres ouvrages d’art (monuments, tours, statues, etc.) sont nombreux dans la publicité.
Les sculptures et ouvrages d’art les plus fréquemment rencontrés perdent souvent, dans le contexte publicitaire, leur valeur d’œuvre d’art. La publicité retient dans ce cas l’emblème symbolique que ces derniers représentent :
- Statue de la Liberté = New York; Liberté
- Le Sphinx = Egypte; Enigme
- La Tour Eiffel = Paris; Phallus
On peut par conséquent distinguer deux catégories de reprises. La première consiste à reprendre une œuvre pour ce qu’elle est. C’est le cas des détournements fréquents du David sculpté par Michel-Ange. Incarnant un personnage biblique, héros victorieux du géant Goliath, il est l’une des figures de proue de la récupération. Pour preuve, l’une des rares récupérations du David qui vise à symboliser Florence ne représente qu’une portion restreinte de l’œuvre.
Un fragment du David de Michel-Ange symbolise à lui seul l’Art et, accessoirement seulement, Florence.
Contrairement, nous le verrons, à bien d’autres sculptures et ouvrages d’art, ce David est surtout rattaché à une symbolique artistique, la perfection et la beauté virile de l’homme, bien avant de servir de désignation d’un lieu, Florence.
Le David de Michel-Ange incarne la perfection au masculin…
La seconde catégorie regroupe pour sa part les sculptures, monuments et bâtiments dont la valeur artistique est éclipsée par d’autres symboliques. La publicité touristique a largement contribué à cette pratique, érigeant certaines œuvres comme emblèmes de villes ou de pays : le Sphinx de Gizeh et les pyramides pour l’Egypte, la Tour Eiffel et l’Arc de Triomphe pour Paris, Big Ben et Times Bridge pour Londres, etc.
LA PETITE HISTOIRE DE LA STATUE DE LA LIBERTE
La Statue de la Liberté fut offerte par la France aux Etats-Unis pour célébrer l’amitié des deux pays, commémorant le centenaire de la Déclaration d’Indépendance américaine (4 juillet 1776). La sculpture fut réalisée par l’artiste Frédéric Auguste Bartholdi, avec le soutien de Gustave Eiffel pour l’élaboration de la structure métallique. Elle fut inaugurée par le Président Groover Cleveland le 28 octobre 1886. Le 15 octobre 1924, elle sera déclarée monument historique.
La Statue de la Liberté représente une femme drapée dans une toge, brandissant une torche de la main droite. Les sept rayons de la couronne représentent les sept mers et continents. Sur les tablettes qu’elle tient de la main gauche sont inscrits, en chiffres romains, " 4 juillet 1776 ". A ses pieds se trouvent les chaînes brisées de l’esclavage. Sur une plaque de bronze du piédestal est encore gravé un poème d’Emma Lazarus, intitulé The New Colossus.
Très tôt, cette statue géante a symbolisé la modernité. Pour preuve, le 29 octobre 1910 déjà (L’illustration), une publicité recourt à la Statue de la Liberté pour vanter les qualités de l’ampoule électrique Tantale, " La plus robuste, La plus économique ". À cette époque, elle servait de valorisation du produit. Mais elle constitue aussi, dès son origine, l’emblème, le symbole universel de la liberté, à l’instar d’un appel à souscrire à l’Emprunt National lancé par la Banque Nationale de France en 1914, " pour la Liberté du Monde ".
(1914) Très vite, la Statue de la Liberté est devenue le symbole universel de la liberté.
Ce qui était à l’origine une œuvre d’art offerte par la France au Etats-Unis, est devenu, au fil des années, l’expression de la liberté et le symbole des Etats-Unis. Ce symbole, d’abord utilisé au premier degré, s’est vu petit à petit détourné sous des formes très diverses et plus ou moins irrévérencieuses, parmi lesquelles nous rencontrerons la citation (intégrale ou tronquée) et l’imitation (intégrale ou tronquée).
La citation intégrale reprend l’original dans son ensemble. Outre la publicité de la Banque Nationale de France, une publicité Philip Morris reprend l’original sans véritablement chercher à le modifier (à l’exception près du traitement chromatique de la photographie). La citation parodique reprend également l’original, mais pour en modifier certains attributs. C’est le cas des publicités IBSA et Benefit. Les principales manipulations que l’on peut observer sont la permutation (modifier la place des éléments) et la substitution (par exemple la torche par la brosse à dents, cette dernière devenant métaphore de la liberté). Une publicité Lewis opère une autre manipulation en introduisant un attribut étranger à l’original (adjonction) : un jean. Enfin, une publicité SSR modifie le modèle plus en profondeur par une opération déjà suggérée par la publicité IBSA, l’anthropomorphisation, la statue devenant un être pensant.
n° 4. Belle démonstration de l’incarnation des Etats-Unis par la Statue de la Liberté, ambassadrice de l’"original american flavor".
n° 5. La Statue de la Liberté a eu droit à des soins particuliers, mais prodigués par qui ?
n° 6. Substituer la torche par une brosse à dents, belle promotion pour le produit.
n° 7. Il a fallu attendre 1973, date de la campagne Art gallery de Levi’s, pour voir la Statue de la Liberté enfin vêtue à la mode.
n° 8. Signe irrévérencieux en lieu et place d’une torche, même la Statue de la Liberté contrevient aux bonnes mœurs.
La citation tronquée ne représente qu’une partie de l’original, comme dans le cas de la publicité du Crédit Suisse. Cette publicité juxtapose de manière intéressante l’emblème américain à un autre emblème, suisse cette fois, la statue de Guillaume Tell. En associant ces deux représentations, un lien de parenté est suggéré, incarné par le slogan " Incredibly International ". On notera au passage que l’emblème suisse est topographiquement superposé (modestie oblige ?) à celui des Etats-Unis ! L’ellipse d’une partie plus ou moins importante de l’orignal atteste de sa solide notoriété, le publicitaire jugeant dans ce cas le consommateur capable de reconstituer l’ensemble à partir d’une portion.
n° 9. La publicité propose un mariage entre deux icônes nationales : aurait-elle trouvé une concubine à notre cher Guillaume Tell ?
L’imitation, contrairement à la citation, contrefait plus qu’elle ne reproduit l’original. Par exemple, une publicité Winston place une jeune femme dans la même position que la statue, remplace la torche par un briquet et les tablettes par une cartouche de Winston. Elle porte de plus, comme le modèle, une couronne à sept pointes en guise de couvre-chef. Cette image traduit librement le slogan d’accroche : " Statue of Liberty ". Enfin, comme dans le cas de la citation, l’imitation peut également être tronquée. Une publicité Kanterbräu imite le haut de la main tenant la torche, remplaçant assez naturellement cette dernière par une chope de bière.
n° 10. La Statue de la Liberté symbolise-t-elle l’esclavagisme de la cigarette ?
n° 11. La Statue de la Liberté aurait-elle osé troquer la torche de l’espoir contre une chopine ?
Si tous ces produits recourent à ce symbole de liberté et d’américanité, les différentes formes de recyclage du modèle ne sont pas sélectionnées de manière totalement arbitraire. Lorsqu’elles sont employées de manière appropriée, elles répondent au contraire à des stratégies, à des fonctions bien précises.
LA PEINTURE
Alors que les artistes pop se sont largement inspirés de la publicité, les publicitaires s'inspirent régulièrement de l'art. Art classique ou contemporain, au premier ou second degré, la publicité utilise et détourne le style ou l'image d'un artiste.
Une simple reproduction d'un tableau célèbre ou d'un détail peut servir à vanter un produit ou une entreprise.
Nestlé adopte la laitière de Vermeer pour vendre des desserts. Sur l'emballage, le packaging, il ne reste qu'une imagette insignifiante supposée ancrer le produit dans la tradition et la qualité d'autrefois. Les spots publicitaires diffusés à la télévision sont assez réussis en racontant de petites histoires. Ils mettent en scène une jeune laitière qui prépare des desserts dans un univers inspiré de l'époque du peintre hollandais.
Michel-Ange n'a pas peint les fresques de la chapelle Sixtine pour servir de banque d'images aux publicitaires mais ils adorent le piller. La création de l'homme, Dieu tendant la main vers sa créature, est souvent reproduite. Un détail de la fresque de la chapelle Sixtine se retrouve sur les emballages des cafés San Marco par exemple.
L'homme de Vitruve, un dessin où Léonard de Vinci étudie les proportions parfaites du corps humain, est l'ancien logo de Manpower.
Parfois la publicité ne se contente pas de copier une œuvre, elle la détourne:
- Les bières Carlton reconstituent un tableau pompier où des nymphes et des éphèbes dévêtus batifolent dans un décor champêtre, une bouteille à la main.
- Un canapé Roset dessiné par Castelbajac est exposé dans un musée, posé verticalement, au milieu de sculptures
- En 1989, pour promouvoir du Perrier aromatisé au citron, Perrier crée deux têtes composées dans le style d'Arcimboldo. L'Ensorceleur et Le Taquin sont faits d'une accumulation de citrons verts et jaunes qui dessinent un visage et un buste
- En 2007, Malibu Caribbean Creation s'inspire aussi d'Arcimboldo mais avec une composition simplifiée.
Le but des publicitaires est toujours d'associer un produit très prosaïque à une image culturelle valorisante, exemple de raffinement, de créativité ou de beauté.
Il arrive que le détournement crée le scandale. Le célèbre tableau de Leonard de Vinci, "la Cène" a été parodié de nombreuses fois. En 1998, Volkswagen commence une grande campagne avec un visuel représentant la Cène, dernier repas du Christ et des apôtres. Slogan:
Les catholiques apprécient peu l'esprit de dérision et la parodie de la parole évangélique; ils protestent. Procès. Jugement. Retrait des affiches.
En 2005 Marithé et François Girbaud, créateurs de vêtements, parodient de nouveau la Cène de Leonard de Vinci. Une seule affiche, rue de Neuilly, choque les catholiques: le Christ et les apôtres sont des femmes, sauf un homme au dos nu qui, assis sur la table, s'appuie langoureusement sur une des apôtres. Indignation. Procès. Jugement. Le tribunal décrète: «L’injure faite aux catholiques apparaît disproportionnée au but mercantile recherché». La publicité incriminée est recouverte d'une bâche avant d'être démontée.
Les affiches, en parodiant une œuvre connue de tous, recherchaient la connivence avec le public mais une minorité militante a mal pris que la Cène, le dernier repas du Christ, une des images les plus symboliques du christianisme, soit ainsi caricaturée.
De nombreuses affiches reprennent les codes graphiques des tableaux d'Andy Warhol.
Tags : publicité, détournée, détournement
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Commentaires
1Spartacvs1Jeudi 11 Avril 2013 à 12:39La belle petite histoire sur la statue de la liberté me plait beaucoup.
Cependant, l'affirmation "La publicité détourne l'art" me paraît un peu "dure".
L'art est en quelque sorte la capacité à créer, à inventer ou à inventer par la création ou inversement. Toujours est-il que, de l'art nait "quelque chose" de nouveau: l'original, le nouveau. La publicité, comme on le sait est générallement attrayante lorsqu'elle met en jeu des concepts nouveaux, inconnus et qui émerveillent (ca dépend bien sûr de l'origine de la publicité. Ex: une publicité du Ministère de la Santé contre le tabac ou l'alcool est générallement choquante pour désinciter, décourager...), mais pour tout cela, il faut la créativité. Dans ces ordres, va-t-on affirmer que la publicité détourne l'art ? ou alors, elle-même est un art qui s'inspire d'un autre (sans dire que la publicité est un "sous-art").
Prenons l'exemple de la définition de l'outil... Par définition (philosophie), c'est le prolongement de la main.
L'outil fait (presque) ce que la main "exige" de lui. La publicité reprend l'exemple de l'oeuvre et en dérive d'autres connotations. L'oeuvre n'est plus intacte (certes - mais si on unit l'outil à la main (quels monstres nous serions ) mais le fond originial subsiste. Ex: "Tout X est Y, je suis un X, donc je suis Y. Vous l'avez reconnu? (oui, j'en suis sûr). Maintenant allons en mathématique. Ex: A > B > C alors A > C (logique!). Un autre exemple: A = B et B > C alors (quel résultat ?) 1) - A > C (parce que A = B), 2) - A = C (parce que A = B) Lol.
Bref, tout cela pour illustrer que de l'exemple en philosophie aux exemples en mathématique (ce pouvait être d'autres domaines - hén oȋda hóti oudèn oȋda (Apologie de Socrate), il n'y a pas de destruction dans le séquencage d'une oeuvre...mais un développement par la "destruction créative" qui enrichit (avec l'évolution de la langue et de l'époque, les oeuvres littéraires sont écrits avec "un français" terrible pour nous aujourd'hui que s'ils n'étaient pas réécrits, nous n'en comprendrions le moindre sens sans l'aide des "anciens" (cette traduction et des rétranscriptions multiples ont comme risque de dénaturer l'oeuvre - l'auteur n'entendait peut-etre pas l'idée que nous donnons au livre, à l'essai, à sa peinture, à son poème... subissons juste les interpretations de nos profs selon " les référentiels" - et bonjour l'accès libre et gratuite sans restrictions à la connaissance et aux oeuvres originales (ironie)).
Après, c'est ce que je pense de la publicité (que c'est une destruction créatrice par l'imitation et la transposition).
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Bon article, assez pertinent :)